Il me tardait de lire cette œuvre majeure et pourtant je la redoutais. J’ai étudié (il y fort longtemps) Des souris et des hommes, un de mes romans préférés mais bizarrement je n’ai jamais lu les autres romans de John Steinbeck. J’ai donc décidé qu’il était temps de remédier à cela (à présent, j’ai un doute, je crois avoir lu Tortilla Flat à la fac dans le Tennessee). Bref, revenons au sujet de ce billet : A l’Est d’Eden est aujourd’hui unanimement reconnu par la presse. Un grand livre. Le roman se découpe en quatre chapitres à quatre époques distinctes. Et ce fut ardu ! Pas tout le roman, fort heureusement mais le démarrage fut bizarrement très long. Je me suis accrochée et arrivée à la seconde partie, la magie a opéré et j’ai passé presque deux jours entier (en repos), le nez dans l’ouvrage. 788 pages. Je n’ai pas lâché et je réalise à présent qu’il me fallait avoir lu ce livre.
Ceux qui ont vu l’adaptation cinématographique d’Elia Kazan, tournée 4 ans après la parution du livre, sachez qu’elle ne relate que la quatrième partie du livre (je m’en suis rendu compte en lisant le livre, étonnée de ne rien reconnaître au départ). John Steinbeck a grandi à Salinas en Californie et il intègre dans ce roman des éléments autobiographiques ou du moins veut-il nous le faire croire, puisque l’un des personnages phares du roman, l’Irlandais Samuel Hamilton, qui a hérité des terres les plus arides de la vallée et ne gagnera jamais un sou, n’était autre que son grand-père. Le petit John Steinbeck ne grandit pas à la ferme mais en ville. Revenons au livre, l’auteur américain livre ici sa propre histoire de l’Amérique. Celles des immigrés, Irlandais ou Chinois, venus volontairement ou forcés (le cas de la famille du personnage chinois, Lee), ces hommes participent à l’essor économique du pays à cette croisée du siècle. Dans la première partie, le lecteur suit la vie, en parallèle, de deux fermiers, Samuel Hamilton, l’Irlandais qui s’est installé avec son épouse dans la vallée de Salinas et aura 9 enfants, et Cyrus Trask, fermier, originaire du Connecticut. Blessé à la guerre, l’homme élève ses deux fils à la dure. L’ainé, Adam, né de sa première épouse qui s’est suicidée, est envoyé de force à la guerre. Il est le « préféré » du père et Adam entretient des relations conflictuelles et passionnelles avec son frère cadet, Charles, que le père Trask a eu avec une gentille fille de ferme, très pieuse, Alice, qui décédera tôt.
Adam et Samuel seront les deux personnages principaux avec leur progéniture (dont les jumeaux d’Adam, Cal et Aaron) de ce roman fleuve qui fera traverser le Siècle et la Première Guerre Mondiale à ses lecteurs. Steinbeck a une obsession dans ce roman : Abel et Caïn. Ou plutôt les relations entre frères – que ce soit Adam et Charles, dont l’un manquera d’assassiner l’autre ou Cal et Aron (le « a » tombe car on se moquait de cette lettre double à l’école), la jalousie entre frères, comme le besoin d’affection et de reconnaissance sont les moteurs des personnages. Étrange quand on sait que Steinbeck grandit sans frères (il grandit entouré de trois sœurs) mais pourtant tout tourne autour de ça. Et l’un cause toujours le malheur de l’autre. Les parents ne sont pas étrangers à ces relations passionnées et violentes. Le père a un préféré. L’absence de mère joue aussi un rôle majeur. Ainsi, si les quatre fils Hamilton sont tous très différents, la présence d’une mère, Liza, pieuse mais aimante jouera un élément essentiel dans leur croissance et dans leur estime de soi. L’absence d’amour maternel à l’inverse, comme chez Adam ou ses fils, semble mener tout droit au désastre.
John Steinbeck a le don pour vous faire sentir à quel point l’orage gronde, les nuages deviennent lourds et vous sentez que le tonnerre ne va pas tarder et vous redoutez le moment où l’éclair viendra éclairer votre chambre ! Comme Hamilton qui se désespère de trouver de l’eau, les saison sèches se suivent les unes après les autres, le lecteur redoute le moment où la foudre va s’abattre, où le malheur va de nouveau frapper la famille Trask. Un roman qui emprunte beaucoup à la tragédie.
Si j’ai eu parfois du mal avec les longs échanges sur la Bible (seul livre lu à cette époque dans ces familles), j’ai quand même poursuivi ma lecture malgré le ton parfois limite moraliste du roman. C’est là que j’ai su que le livre, écrit en 1952, correspondait à une époque révolue même si certaines idées ou principes auraient encore leur place ces temps-ci. N’ayant pas été élevée dans la religion, les passages dédiés au bien et au mal m’ont parfois paru redondant même s’ils prennent ici tout leur sens. Ainsi, j’ai été très attentive au dialogue entre Lee et Samuel Hamilton (et Trask, témoin) sur le passage concernant Abel et Can, la colère de Dieu et la punition et l’importance de la traduction d’un verbe dont le temps (impératif ou conditionnel) peut changer toute l’interprétation. Évidemment, il faut le lire car il sera déterminant dans la suite de l’histoire et dans la compréhension de ces personnages parfois tentés par le fratricide, l’un croyant être né mauvais, l’autre aspirant à l’éternel. Et j’ai enfin compris d’où venait le titre du roman.
![Travailleurs Philippins dans la vallée de Salinas](http://www.tombeeduciel.com/wp-content/uploads/2016/04/travailleurs-Salinas.jpg)
J’ai cru un temps que Steinbeck avait un souci avec les femmes : les premières étaient soit des femmes pieuses, rigoristes, les secondes des prostituées. Fort heureusement, les autres personnages féminins, comme Abra, personnage phare de la seconde moitié, sont dotées de raison et d’humour. D’ailleurs, on retrouve ici le cheval de bataille de Steinbeck : l’individualisme dans une société qui vous écrase et vous juge sur vos apparences (origine, sexe) plutôt que sur votre personnalité. Les longues discussions entre Lee et Hamilton ou avec Task sur l’éducation des jumeaux sont très parlantes et toujours autant d’actualité presque soixante-dix ans plus tard. Lee en est l’illustration parfaite.
Je me suis particulièrement attachée aux personnages d’Adam Trask, de ses fils et d’Abra – et j’aurais adoré connaître Samuel Hamilton, l’Irlandais souriant, toujours à l’écoute des autres, qui ne fit jamais fortune mais dont le cœur valait plus que tout l’or au monde. Un très grand roman, vous l’aurez compris.
Mes difficultés au départ tiennent peut-être au fait des propos tenus au sujet des Indiens dont Steinbeck, à trois reprises, soulignera que ce peuple (des cueilleurs et pêcheurs) était inutile et dont l’extermination était donc « normale » – évidemment, Adam Trask leur fit la guerre et à l’époque, les Indiens étaient un sujet tabou car ils leur rappelaient que ces « terres vierges » ne l’étaient pas réellement. Aussi, je dirais que ce roman a sans doute subi les affres du temps et qu’aujourd’hui nos mentalités ont évolué, il n’en reste une œuvre majeure avec une puissance tragédienne impressionnante et des personnages hors du commun, comme si on les avait recouvert de poussières d’étoile.
♥♥♥♥♥
Livre de Poche, East of Eden, trad. Jean-Claude Bonnardot, 788 pages